Interview – Georges Mourier

Interview Georges Mourier
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Réalisateur, chercheur et producteur, le Rayonnement français a interviewé Georges Mourier qui a restauré « Napoléon », pour la Cinémathèque française, chef d’œuvre d’Abel Gance et du cinéma français.

Vous êtes un réalisateur et un chercheur reconnu. Pourquoi avez-vous choisi la voie du septième art et quel a été votre parcours professionnel ? 

C’est l’aventure de la vie qui vous emmène parfois dans des endroits auxquels vous n’avez pas pensé. Enfant, j’ai autant baigné dans une culture scientifique qu’artistique. Les origines professionnelles et culturelles de mon père ingénieur et de ma mère qui avait été cantatrice, m’ont d’ailleurs certainement influencé dans mon choix de faire des études dans le cinéma, dès 1982.

J’ai commencé par réaliser des courts-métrages de fiction bien avant de faire des documentaires. Je peux vous citer une adaptation de Bérénice d’Edgar Poe que j’avais produite avec un texte de Baudelaire, agrémentée de la musique de Maurice Ravel.  Ce court-métrage avait eu l’honneur d’être acheté par Canal +, doublé de celui de représenter la France dans les festivals étrangers. J’ai eu une période où j’ai tenté les longs-métrages avant de me concentrer vers l’enseignement, entre 1992 et 1998. C’est-à-dire distiller des cours sur les manières de travailler la mise en scène sur un plateau. J’ai été nommé par la suite Directeur pédagogique du Conservatoire Libre du Cinéma Français.

En revenant à la réalisation, le numérique avait alors le vent en poupe au détriment de l’argentique. De 1997 à 2007, j’ai réalisé une dizaine de documentaires, un moyen métrage de fiction, et même été chargé par le ministère des Affaires étrangères de superviser la première réalisation équato-guinéenne comme conseiller technique.

 

La restauration du film Napoléon vu par Abel Gance vous a pris 16 années de travail intense. Un chantier colossal pour un rendu unanime. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à travailler sur ce chef-d’œuvre ?

Lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai été adopté par deux chapelles. Celle de Charles Dullin, dont j’ai réalisé un documentaire en 2007, et celle d’Abel Gance par l’intermédiaire de trois personnes. J’ai d’abord rencontré sa fille Clarisse Gance sur le plateau de l’émission Champs Elysées de Michel Drucker. Elle était la scripte du réalisateur et ancien chorégraphe Dirk Sanders. Puis je faisais la connaissance de Claude Layafe, exécuteur testamentaire d’Abel Gance dont il a sauvé toutes les archives à son décès, conservées dans son bureau au CNC. Enfin, Dagmar Bolin, une femme extraordinaire, qui fut assistante de Gance sur 14 de ses films. Tous les trois sont devenus des amis de toujours.

Il faut savoir que de base, mon but n’a jamais été de restaurer le chef d’œuvre d’Abel Gance, qui avait déjà bénéficié de plusieurs restaurations dont celle de Bambi Ballard, avec laquelle j’avais déjà travaillé à la fin des années 80. Curieusement, l’œuvre d’Abel Gance a toujours été sur ma route et j’ai fini par la rejoindre tout naturellement.

En 2007, Camille Blot-Wellens, nouvelle conservatrice des collections film de la Cinémathèque française, cherchait un expert sur Abel Gance afin de déterminer quelle version restaurée de référence présenter. Or, il se trouve que j’avais réalisé un documentaire sur lui deux ans auparavant avec Robert Hossein, Pierre Mondy ou Claude Lelouch, pour ne citer qu’eux[1]. C’est grâce aux recommandations de l’historien du cinéma et directeur technique de la Cinémathèque française Laurent Mannoni que je dois finalement d’avoir pu travailler sur le film d’Abel Gance.

Quelles difficultés avez-vous rencontré dans la restauration de ce film magistral, incontournable du cinéma muet français ?

J’ai été confronté à de nombreuses difficultés lorsque j’ai commencé à travailler sur son Napoléon, trop complexes à décrire ici. J’y consacre actuellement la réalisation du Making of et l’écriture d’un livre à paraître sur cette aventure aux multiples rebondissements. À commencer par le gouffre existant entre les outils utilisés à l’époque de Gance et ceux à notre disposition. En 2008, j’ai d’abord 300 boîtes de films que je dois décortiquer avec mon assistante et monteuse Laure Marchaut sans qui je n’aurais pas pu avancer. Rien n’était adapté. Il a fallu trouver des solutions rapidement. D’autant qu’au final, entre les boites des collections d’autres institutions qui ont rejoint le projet et les centaines de bobines oubliées retrouvées miraculeusement, nous avons expertisé plus d’un millier de boites.

Sans compter les problèmes qui se sont ajoutés aux autres problèmes au fur et à mesure des années de travail effectué sur ce film. Il a fallu être très imaginatif. Rien que l’expertise du film lui-même a duré trois ans afin de pouvoir décider quelle technique de reconstruction était la meilleure à appliquer sur les cadences, les teintes d’origine ou même le respect des mouvements complexes de caméra, typiques du style d’Abel Gance. Surtout déterminer quelle reconstruction effectuer car nous avions découvert que toutes les restaurations précédentes avaient mélangé deux négatifs originaux différents : nous ne pouvions capitaliser sur aucune d’entre elles et devions repartir de zéro. Faire du cinéma, c’est comme la direction d’orchestre qui nécessite un certain doigté et une grande connaissance de chaque famille d’instruments (ici dans notre cas de problèmes techniques), et m’obligeant à y aller plan par plan comme on procède par pages dans la partition.

 

Abel Gance est un pionnier du cinéma, un avant-gardiste, mais qui a été oublié de nos contemporains. Vous lui avez même consacré un documentaire. Quelle est votre vision sur ce père du « langage filmique » et de l’expression cinématographique ?

Lorsque j’ai visionné ce film pour la première fois au palais des Congrès en 1983, j’ai eu cette sensation qu’il nous ouvrait un avenir. Vous savez, « le patrimoine, ce n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu », pour paraphraser de mon cru, Jean Jaurès. C’est un chef d’œuvre qui vous enflamme, un choc cinématographique. Il a donné des perspectives cinématographiques inédites, des routes qui restaient à explorer. Après avoir travaillé 14 ans dessus, je peux vous assurer que cette sensation et cet avenir persistent encore.

C’est un film qui contient une mine d’idées narratives pour le cinéma. Abel Gance a révolutionné le cinéma de son époque et a été précurseur du cinéma de demain qu’il a dépassé par son talent.

Un siècle quasiment après la sortie de celui d’Abel Gance, le réalisateur Ridley Scott nous a honoré de son propre Napoléon. On dit que le spécialiste que vous êtes a été très mitigé face à ce film qui a été loin de fédérer. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai beaucoup d’admiration pour Ridley Scott en tant que réalisateur, mais tout son talent a subi les contraintes de son sujet. Comment brosser en un seul film de deux heures toute l’histoire de Napoléon Bonaparte, de l’exécution de la reine Marie-Antoinette à la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène ? On a parfois du mal à se retrouver dans le suivi des séquences qui ne font que se juxtaposer, s’additionner sans se multiplier. Si on peut regretter certaines de ses libertés historiques, Ridley Scott s’est aussi inspiré de certaines scènes du film d’Abel Gance.

Le problème, c’est qu’il a « trop embrassé et a mal étreint ». Il aurait dû se focaliser sur un chapitre de la vie comme d’autres l’ont fait avant lui.

 

Le cinéma français connaît un regain d’intérêt de la part de nos compatriotes. « Le comte de Monte Cristo » reste un de ses derniers succès sur le plan national et international avec des millions d’entrées. Comment expliquer cela ?

Cela s’explique surtout parce qu’il y a une volonté de production. Je vais être pragmatique. Il faut déjà la rencontre d’un terrain technique, celui d’un terrain industriel et d’un terrain artistique pour que cette volonté de production puisse émerger. Le succès ne peut être qu’au rendez-vous si ce triptyque est réuni.  Il y a aussi une ambition par exemple chez des producteurs comme Pathé de reconquérir un marché international à l’aide d’une culture française qui se veut consensuelle. « Eiffel », « Les trois Mousquetaires » qui ont été réalisés récemment font partie comme le comte de Monte Cristo de ce programme de production. Un succès qui est aussi dû à sa valeur artistique, mais surtout parce qu’il est soutenu par les outils techniques actuels et une vraie politique de production.

Regardez, les Anglais ! Ils ont beaucoup moins de scrupules à réaliser des films à la gloire de leur Histoire que nous malheureusement. Il suffit de regarder le film « Dunkerque », uniquement vu par les soldats anglais sans référence au sacrifice des français, ou « Confident Royal » à la gloire de la reine Victoria, éludant sa politique hégémonique en Inde ou sa caution des deux terribles guerres de l’opium qui ruinèrent la Chine. Il semble enfin que nous ayons compris l’importance de cela, et je sens ce désir dans notre cinéma d’aujourd’hui, de puiser dans la culture française, sans tomber dans le volet nationaliste pour autant.

 

Le savoir-faire français s’exporte aux Etats-Unis avec des acteurs aux carrières diverses. Selon-vous, pensez-vous, qu’il est aujourd’hui un outil de soft power selon vous ?

En Europe de l’Est et aux Etats-Unis, il y a une francophilie très importante, un respect de la culture française. Il faudrait que les structures de production aient réellement la volonté et la possibilité de nous sortir du cinéma intimiste dans lequel nous avons été commercialement cantonnés et où l’on n’a pas cessé de nous dire que l’épopée ne faisait plus partie de notre culture. La culture française rayonne à l’étranger parce qu’elle est une serre dans laquelle toutes et tous peuvent apporter sa graine, quel que soit le pays d’où l’on vient. Si elle réussit à faire germer ces talents, elle servira de catalyseur, et c’est en cela qu’elle continuera à se distinguer en tant que culture française.

À partir de ce moment et si on y met les moyens industriels et de production, on pourra peut-être considérer que le cinéma apparaît comme un outil de soft-power. Nous sommes d’ailleurs attendus sur ce point à l’étranger. Ne l’oublions pas.

 

Frederic de Natal

 

[1]« A l’Ombre des grands Chênes (Abel Gance) » 2005.